[Nouvelle] Lapidis Memoria

« Seigneur, dans le silence de ce jour naissant, je viens Te demander la paix, la sagesse et la force. »

Le père Hugues aimait commencer ses journées avec la prière du très saint fondateur de l’ordre. Il faisait encore nuit, mais le soleil ne tarderait pas à poindre et il serait temps de célébrer l’office de Prime. Ce matin d’août était frais, il en profiterait pour s’occuper des carrés de simples de son jardin. En attendant, il se dirigea vers l’Ave Maria.

Marie, Mère de grâce, source de la merci…

La vie d’un moine chartreux était une vie de solitude et de contemplation. Une vie isolée dans cette vaste cellule et son jardin, dont il ne sortait que pour quelques offices célébrés en commun et une courte promenade dominicale. Une vie de silence, toute entière consacrée à Dieu. Une prière continuelle dont rien ne devait le détourner.

Pourtant, ce matin-là, la prière du père Hugues n’avait pas la pureté habituelle. Il était vaguement distrait, et ses mots s’envolaient vers le ciel avec moins de ferveur qu’à l’accoutumée. Sans qu’il sut pourquoi, et avec contrition, il se résolut à interrompre son oraison.

Il était agenouillé près de l’entrée de sa cellule, le vestibule étant le lieu consacré à la Vierge. Derrière la lourde porte, la galerie du grand cloître, dans laquelle s’alignaient les cellules des pères. Près d’elle, une trappe permettait aux frères de lui déposer la nourriture de la journée sans être vus. Cette porte l’enfermait autant qu’elle l’élevait. Il devait être seul pour converser avec Dieu.

C’était de cette porte que venait le trouble jeté en son esprit. Sa prière interrompue, il l’identifia : une odeur inquiétante filtrait depuis l’extérieur. Une odeur étrange, inhabituelle en ce lieu. Une odeur de fumée. Son sang se glaça.

Seigneur, protégez nous !

Le feu était l’ennemi des moines. Et pas seulement parce que la bibliothèque recelait des manuscrits précieux : deux siècles plus tôt, la Chartreuse de Valbonne avait été détruite par les flammes. La reconstruction avait été longue, l’église n’avait été achevée qu’une dizaine d’années plus tôt. Symbole de son renouveau, le grand cloître était l’un des plus vastes jamais construits jusqu’alors, et offrait une perspective au goût d’éternité.

Que faire ? Si un incendie s’était déclaré, il fallait agir vite. Mais il était confiné jusqu’à la messe conventuelle, qui n’aurait pas lieu avant une heure. Le père ne pouvait qu’espérer que les frères, qui n’étaient pas contraints de garder la cellule, s’en étaient aperçus. Cependant le silence lui disait qu’il n’en était rien. Comment les prévenir ? Toujours agenouillé, il adressa une prière au Très-Haut.

Las ! L’odeur se faisait plus forte, et toujours aucun bruit ne laissait entendre que la communauté avait été alertée. Le père Hugues, au désespoir, tenta d’ouvrir la porte, qu’il savait pourtant scellée. A sa grande surprise, elle céda sans effort. Quelqu’un l’avait déverrouillée.

Lentement, conscient d’enfreindre les règles, il sortit et se retrouva dans la galerie du cloître. L’odeur se fit plus précise. C’était une odeur de bougie que l’on a soufflée. Mais on devait en avoir soufflé quantité pour que la galerie en soit embaumée ! Il fit un pas en avant, résolu à aller quérir le prieur, et s’immobilisa aussitôt. Dans la pénombre, il avait distingué une forme blanche. Il crut d’abord qu’il s’agissait de l’un de ses frères, vêtu de la robe des chartreux. Mais, à mesure que ses yeux s’habituaient aux ténèbres, il comprit qu’il n’en était rien, et ses craintes redoublèrent. Ce qu’il voyait était la chose la plus improbable qui soit dans la clôture du monastère. C’était à n’en pas douter une robe de femme.

Il voulut crier, l’interpeller, donner l’alerte. Il n’en fit rien. Il resta là, à regarder cette robe immaculée s’avancer en ce lieu qu’il croyait inviolable, sacrilège sans précédent. Soudain, la robe s’immobilisa, et il sentit que le regard de cette femme se posait sur lui. Quelque chose d’étrange était en train de se produire. Un sentiment de bienveillance l’envahit. Dans le silence de son cœur, sans vraiment savoir pourquoi, il la bénit.

Une dernière vague de cette odeur de fumée lui parvint, la forme blanche s’éloigna sans bruit et se fondit dans l’obscurité. C’est alors qu’il se souvint. Lentement, il se dirigea vers sa cellule, dont la porte ne fermait plus depuis longtemps.

Je suis là, Seigneur, à veiller sur l’âme de ta maison, Lapidis Memoria…

Il était 6h30 et le jour allait bientôt se lever. La musique résonnait encore dans le jardin, mais la fête touchait à sa fin. Dans quelques heures, les premiers visiteurs investiraient les lieux ; il fallait faire place nette. Elle avait pénétré dans la galerie pour éteindre les bougies placées derrière chaque fenêtre du cloître.

Ce lieu, elle l’avait aimé au premier regard. Son histoire était chargée, mais son âme était belle. La chartreuse l’avait enchantée par sa quiétude et son mystère. Elle aimait à penser qu’elle était encore habitée. Elle croyait à la mémoire des pierres…

Peut-être était-ce pour cela que l’inquiétude la gagnait à mesure qu’elle avançait dans le cloître sombre et désert. L’atmosphère paisible de la journée était transformée par l’obscurité. A travers les âges, elle en était sûre, on la regardait. Elle sentait tout ce que sa présence pouvait avoir de troublant pour les occupants des siècles passés, à quel point il était extraordinaire de s’avancer sous cette voûte en robe de mariée.

Parvenue à la dernière bougie, elle eut peur de l’éteindre et de devoir affronter la nuit. Elle regarda vers le fond de la galerie, qu’elle ne pouvait distinguer et qui lui semblait presque menaçant. Elle remercia en silence ceux qui avaient sans doute assisté à son mariage et avaient admis sa présence ici. Elle se sentit bénie de leurs vœux et leur sourit. La dernière flamme fut soufflée, et elle s’éloigna bien vite pour rejoindre ses invités.

Je suis là, à travers les âges… La mémoire des pierres.

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Nouvelle présentée pour l’édition 2015 du concours Ecrire Aufeminin.

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