Contre nature

Quand j’avais 16 ans, j’ai reçu une leçon aussi magistrale que douloureuse. J’ai appris ce qu’est la pire chose au monde. En réalité, j’y ai assisté. J’ai vu des parents perdre leur enfant. J’ai vu une mère enterrer son fils. À l’époque, je les ai observés, elle et son mari, et j’ai compris que l’on enterrait trois personnes ce jour-là. L’image de ces parents me hantera toujours, je sais depuis que l’ordre des choses est que nous devons partir avant nos enfants, pas l’inverse, jamais l’inverse. C’est totalement contre nature.

C’était mon meilleur ami. Il avait 17 ans, l’âge où l’on est encore immortel, il était bavard et un peu fou, il avait envie d’embrasser cette fille, et il aurait voulu faire un truc spécial pour fêter le passage à l’an 2000. Et puis un truc a grandi dans sa tête, l’a rongé de l’intérieur doucement, si bien que lorsqu’on l’a trouvé il était trop tard. Il m’a fallu des années pour faire plus ou moins son deuil, si tant est qu’on le fasse un jour, et il y a clairement eu un avant et un après sa disparition. Je pense souvent à lui en souriant, parce qu’il me reste les bons moments, les fous rires et les bêtises. Mais aujourd’hui j’y repense avec douleur.

Il y a ces gens adorables rencontrés ici, dont les enfants sont un peu plus jeunes que nous. Leur fils a cette saleté dans le corps. Il est soigné depuis plusieurs mois, mais son état s’est profondément dégradé en à peine deux jours. Les nouvelles sont mauvaises, les chances très minces. Avant-hier je n’ai pas accompagné mon mari lorsqu’il est allé voir les parents, c’était au-dessus de mes forces. Parce que je ne peux pas m’empêcher de superposer leur image et celle des parents de mon ami. Parce que pleurer devant eux ne va pas les aider, loin s’en faut. On a besoin de personnes qui nous tirent vers le haut dans ces moments-là.

Depuis quelques jours, je pense fort à eux, j’ai prié pour que tout rentre dans l’ordre. Il a 25 ans, putain. Je le connais à peine, mais j’ai prié pour lui et pour cette famille, pour que le drame se contente de les frôler, pour que la vie leur semble infiniment plus belle après. Mais depuis hier on sait que l’issue est quasiment certaine, et ce que j’hésite à écrire depuis quelques jours vient cogner trop fort pour que je le garde à l’intérieur. Je ne sais rien de la douleur qui les attend. Je sais juste que ça va les tuer. Et le pire, c’est qu’ils seront encore vivants, après.

Je revois mon ami cet été-là, à peine trois mois avant qu’il parte, lorsque j’ai ouvert ma porte en colère parce qu’il avait deux heures de retard et que je l’ai trouvé sur le palier, souriant, une barquette dans les mains. « Mon chat, ne t’énerve pas, je t’ai apporté des framboises » a-t-il dit, et j’ai ri. Bon sang que t’es con, toi alors… Pour la première fois depuis des années je le pleure à nouveau. Il est clair que d’avoir ma fille me fait ressentir tout ça encore plus violemment. Je me sens de plus en plus mère, et mon ventre se tord de plus en plus à l’idée que quelqu’un puisse perdre un enfant. Ça ne devrait jamais arriver, à personne.

En ce moment mon mari et moi nous heurtons à un ou deux vieux peigne-cul du village, pour des conneries. Et là, plus que jamais, je me dis qu’il y a plus grave dans la vie. Et qu’ils feraient mieux eux aussi de se préoccuper de choses plus essentielles. Et surtout, je mesure ma chance, notre chance, d’être ensemble. Si la vie était juste, ils reviendraient chez eux tous les trois, heureux d’avoir évité le pire. Mais j’ai peur qu’elle ne le soit pas. Je prie quand même pour ça.

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16 réflexions sur “Contre nature

  1. poppy dit :

    Comme je regrette que mon premier commentaire sur ce blog soit pour un article aussi triste!! Je pense fort à toi…j’ai perdu des amis quand j’étais toute petite (7 ans) et je revois encore leurs parents le jour de l’enterrement!! Je pense fort à toi!!

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  2. magicitrouille dit :

    Tu fais bien d’écrire, ça libère. Ton billet me met les larmes aux yeux car j’ai connu pareille situation, perdre un ami, voir la famille enterrée avec lui…
    Ton billet me met les larmes aux yeux, comme je comprends ta prière!

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  3. marie dit :

    Il faut mettre des mots sur ce qui fait mal, ecrire ces lignes ne changent pas la situation mais elles aident a avancer. Perdre un enfant est a mon sens un immense chagrin dont on ne guerit jamais.
    Ta phrase est tres vraie, ce depart va les tuer mais ils seront encore vivants. Et je crois que le pire c’est bien de continuer a vivre avec l’absence, le vide qui ronge.
    Toutes mes prieres les accompagnent dans cette epreuve. Et je pense fort a toi.

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